«Demande-moi pourquoi j’ai peur des ballons», un témoignage sur la spécialisation hâtive
Je m’appelle Mariane Parent et je suis directrice générale du Réseau Accès Participation, un organisme dont la vocation est de s’assurer que l’ensemble de la population québécoise ait accès à des activités de loisir et de sport.
Je suis une femme qui patinait et qui, forcément, patine encore. On m’a initiée au patinage à l’âge de 4 ans et j’ai adoré ce sport tout de suite. Quand je patine, je me sens libre, précise et loin de mes préoccupations.
Jusqu’à 19 ans, le patinage artistique et synchronisé a habité mon quotidien. Il m’a fait vivre des émotions extraordinaires dans tout le spectre de l’expérience sportive. Aujourd’hui, je suis fière de mon parcours d’athlète, mais... j’ai peur des ballons! Cette situation est handicapante dans certains contextes. Pourquoi est-ce une préoccupation? Parce que je ne suis pas la seule femme qui refuse l’invitation pour aller jouer au tennis un samedi après-midi.
Le rêve du patinage
À 4 ans, je commençais mes cours au club de patinage artistique de Sainte-Foy. J’ai cumulé les écussons rapidement sur ma petite jupe et on a conseillé à ma mère de choisir le meilleur entraîneur pour moi. J’étais fière et j’ai investi les corridors des arénas de Québec hiver comme été.
J’ai plafonné rapidement en patinage individuel, surtout à cause de ma puberté. J’ai alors eu la chance qu’on m’initie au patinage synchronisé. Je suis donc passée de patineuse individuelle à patineuse en équipe. J’ai vécu des années qui ont marqué ma jeunesse, mon adolescence et mon entrée dans la vie adulte. Des championnats canadiens, un circuit international qui nous a menées en Europe à chaque année et les débuts des championnats de monde de patinage synchronisé. Avec mon équipe, nous cumulions les virées en autobus qui pouvaient partir de l'Arpidrome de Charlesbourg à 4 heures du matin, les vols vers Amsterdam et les podiums. Encore aujourd’hui, en écrivant ces mots, mes yeux se remplissent de larmes, parce que c’était tellement magnifique. Mes consœurs de patin sont toujours des femmes importantes pour moi. Les entraîneures que j’ai côtoyées sont des personnes à qui je dois beaucoup de la force et de la résilience qui m’habitent à ce jour.
Dans ces expériences sportives qui m’ont fait rayonner à l’international et dans mon amour pour mon sport, je n’avais pas le temps de faire autre chose. Je n’ai pas joué au soccer l’été ni accompagné mes frères au ski la fin de semaine. On m’a exemptée de mes cours d’éducation physique à l’école secondaire pour aller étudier à la bibliothèque. Je devais bien réussir à l’école et mes entraînements occupaient plusieurs soirs et fins de semaine. Nous devions faire des activités de financement pour les compétitions et j’avais commencé à donner des cours de patinage aux petits les dimanches. C’était toute ma vie!
Vous savez quoi? Je vivais un rêve! Un rêve, oui, mais aussi – et j’allais m’en rendre compte plus tard - de la spécialisation hâtive. D’un côté, je me perfectionnais dans un sport de façon très intense et je vivais des réussites extraordinaires. De l’autre, je passais à côté de possibilités de bouger et cela a eu un impact important sur mon développement physique.
Les effets de la spécialisation hâtive
Selon l’organisation Le sport c’est pour la vie, la spécialisation hâtive se définit comme la pratique exclusive d'un seul sport dès un jeune âge. Les jeunes ont alors une préparation physique exclusive à un seul sport, délaissant par le fait même les possibilités de mouvement offertes par d’autres sports et activités physiques. Les effets de la spécialisation hâtive sont nombreux:
- Une carence au niveau des habiletés motrices fondamentales et des habiletés sportives de base;
- Des blessures dues à l’usure;
- Un épuisement prématuré;
- Un abandon précoce de l’entraînement et de la compétition.
Je vous ai déjà dit que j’ai peur des ballons. J’ai aussi peu de compétences à lire un jeu, je n’ai pas de savoirs tactiques ni de manipulation d’une raquette, d’un bâton ou d’un frisbee. Je ne sais jamais où va atterrir précisément la balle de tennis, je ferme les yeux quand j’entends un ballon de basketball trop proche de moi et je lance «comme une fille».
Vous avez sourcillé à l’expression «comme une fille»? C’était voulu! Parce que ça nous ramène à cette fausse conception qu’une fille doit bouger, mais dans ce qui est valorisé dans notre société. Dans nos choix de sport et d’activité physique, qu’est-ce qui est stéréotypé?
Pour les filles, la gymnastique, la danse, le patinage artistique, la nage synchronisée et la ringuette ne sont que quelques exemples. Une fois que la jeune fille a accroché, on la laisse évoluer dans un chemin linéaire sans permettre autre chose. On la pousse même à entrer dans un circuit de compétition et de performance à 11 ou 12 ans même si ce n’est pas nécessairement ce qui la motive et qu’elle y est davantage pour partager un bon moment avec ses amies.
Plus de spécialisation chez les filles?
Ça m’amène à me poser cette question: est-ce que le concept de spécialisation hâtive est plus répandu chez les filles? Les trois premiers obstacles à la participation au sport mentionné dans le signal de ralliement de l’organisme Femmes et sport au Canada sont:
- L’accès;
- La qualité;
- Le manque de choix.
Ça démontre une tendance: lorsque nos filles ont choisi un chemin, on ne leur permet pas facilement de changer, d'explorer d’autres sports ou activités physiques ou de choisir parmi beaucoup de possibilités. Pour les filles et les femmes, c’est limité. Est-ce qu’on mentionne les bienfaits du Ultimate frisbee sur le développement des réflexes à une jeune gymnaste? Pas vraiment. On conseille plutôt qu’elle devienne adepte du yoga dans ses temps libres pour travailler sa flexibilité (et son anxiété de performance) parce que c’est tellement bien perçu quand une fille est flexible et zen!
Comment concrètement pousse-t-on nos filles (parfois inconsciemment parce que ces rôles sont tellement ancrés) vers la spécialisation hâtive?
Voici quelques questions à se poser en tant que parent ou entraîneur·e:
- Est-ce qu’elle pratique le même sport depuis plus de 3 ans?
- Est-ce que je freine la pratique d'un autre sport inconsciemment?
- Est-ce que j'ai la fausse conception que si elle abandonne son sport, c'est comme un manque de persévérance?
- Est-ce que je remarque chez elle un intérêt pour autre chose, mais je tasse rapidement l'idée parce que je ne la vois pas évoluer ailleurs?
- Est-ce que je suis moi-même impliqué dans son sport et ce serait difficile pour moi de quitter ce réseau?
Explorer pour bouger plus
On alimente la spécialisation hâtive de façon plus importante chez les filles. On permet alors tous les impacts négatifs qui viennent avec. On laisse nos filles quitter leur sport avec peu de possibilités devant elles. Comment continuer de bouger si elles n’ont pas développé des compétences multiples dans leur jeunesse? Si une fille a joué à la ringuette toute sa jeunesse, se sentira-t-elle compétente pour essayer la natation? Comme je n’ai jamais tenté ma chance à intégrer le club de rugby avec mes amies du secondaire parce que je me sentais si loin dans mes compétences de patineuse et que j’avais peur de me blesser pour la saison à venir. Je ne voulais pas laisser tomber mon équipe (réflexe aussi typiquement féminin) même si je les trouvais guerrières, mes amies, avec leur protecteur buccal et leurs genoux en sang à la fin d’un match!
J’aurais dû… On aurait dû me parler des avantages du multisports, des bienfaits à bouger autrement, du plaisir à lire un jeu et à expérimenter autre chose. On aurait dû me dire que c’était correct de partir une année pour prendre une pause et que je pouvais revenir si j’en avais envie. J’aurais dû voir plus de modèles féminins qui sortent des stéréotypes à la télé, dans les magazines et dans ma propre équipe.
Si je vous explique pourquoi j’ai peur des ballons, c’est pour vous exposer une histoire qui est partagée par tant de filles et femmes comme moi. Aujourd’hui, je suis consciente que j’ai trop longtemps freiné des expériences variées parce que je me sentais «empotée». Je savais seulement patiner! Mais finalement, tout s’apprend, quand on y met du temps.
Aujourd’hui je cours, je roule et je danse. J’ai la chance d’avoir compris que mon corps avait besoin de bouger et c’est là le plus grand bienfait de mon expérience d’athlète. Je dois conjuguer avec des maux de dos typiques aux patineuses et j’ai aussi compris que ça prend du temps pour être à l’aise; beaucoup de temps. J’aurai toujours à tasser mon sentiment d’incompétence si je veux essayer quelque chose de nouveau, surtout quand je m’embarque comme coach bénévole dans l’équipe de soccer de ma fille! Je n’ai jamais été aussi terrorisée… mais je le fais pour être un modèle pour elle.
Avec légèreté et en ramenant l’importance d’être à l’écoute, laissons les filles changer, explorer, lâcher, reprendre, se tromper et persévérer. À chacune ses multiples chemins.